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— J’ai failli soulever le bureau de cet imbécile de conservateur et lui fracasser la tête ! avoua Belzoni à son épouse. Les administrateurs de ce musée me méprisent et refusent d’attacher la moindre considération au sarcophage d’albâtre. Si nous ne le cédons pas à bon prix, nous ne ferons pas fortune.
— L’exposition est toujours très fréquentée, l’éditeur réimprime ton livre et j’écoule de manière satisfaisante les statuettes et autres petits objets rapportés d’Égypte. La situation n’est pas mauvaise, Giovanni ; nous avons de quoi assumer nos frais et mener une vie agréable.
— L’exposition fermera ses portes, je ne me sens pas capable d’écrire un nouvel ouvrage, et notre stock s’épuise. En vendant ce sarcophage au British Museum, je remplirais les caisses et me taillerais une belle réputation !
— Comment passer au-dessus de la tête des conservateurs ?
— Il nous faudrait l’appui d’un homme politique influent. Cette ordure de Francis Carmick m’a menti et m’a trahi ! L’hypocrite mériterait de finir dans l’enfer égyptien, dévoré par un monstre. Mais je n’ai pas dit mon dernier mot.
L’Italien montra à son épouse la bague ornée d’un phénix.
— Les circonstances m’obligent à l’utiliser.
— N’est-ce pas imprudent ?
— Je ne trahirai aucun secret et je n’ai rien à perdre. Je veux obtenir une mission officielle, Sarah. Elle me permettra d’imposer l’achat du sarcophage au British Museum et de retourner en Égypte afin d’y conduire de nouvelles fouilles. Il reste tant à découvrir !
— Le pacha Méhémet-Ali et son âme damnée Drovetti te laisseront-ils agir ?
— Moi, chargé de mission, je leur clouerai le bec ! J’ouvrirai des tombeaux, je sortirai du sol des trésors, je ramènerai des statues à Londres et j’écrirai le récit de cette aventure. Cette fois, le nom de Belzoni brillera d’un éclat inaltérable. De plus, je rapporterai des momies pour le docteur Pettigrew.
Sarah se suspendit au cou de son géant. Elle aimait le voir rêver, elle adorait sa folie qui le conduisait sur des chemins improbables. Jamais il ne se calmerait, jamais il ne deviendrait un grand bourgeois vivant de ses rentes.
Le policier à la solde de Littlewood conduisit le cocher à une mercerie de l’East End. Un troupeau de porcs parcourait la ruelle, des ménagères s’invectivaient, des gamins sales jouaient avec des balles de chiffon.
— Le patron t’attend dans l’arrière-boutique, indiqua le policier. Je ferme la porte et je monte la garde.
Une maigre bougie éclairait les lieux, encombrés de caisses en bois et d’outils. Le cocher ne distingua pas le visage de Littlewood.
— Mission accomplie, déclara-t-il d’une voix chevrotante. Voici la liste complète des déplacements officiels du roi George IV pour le mois à venir, les horaires, le nombre de personnes qui l’accompagnent. Ce ne fut pas facile, je vous l’assure ! L’intendant des écuries est un type méfiant, il exigeait des explications.
— Que lui as-tu dit ?
— Je lui ai remis la somme demandée et lui ai conseillé de garder sa langue, tout comme moi. Ce vol de chevaux ne nous concerne pas.
— Excellent, mon ami.
Littlewood alluma une deuxième bougie et consulta le document. Il ne tarda pas à repérer une curieuse visite au nord de Londres. Un seul carrosse tiré par huit chevaux et seulement deux soldats ! Objet du déplacement non précisé.
— En sais-tu davantage ?
— Le palais entier s’amuse de la dernière amourette du roi, une paysanne aux yeux de braise et à la peau laiteuse ! Il croit se rendre à une auberge en parfaite discrétion, oubliant que son valet de chambre est le pire des bavards. George IV se lassera vite de cette jeunette délurée et reviendra à des maîtresses de la bonne société.
L’occasion rêvée ! Ce monarque fantoche et dépravé vivait ses derniers jours. Littlewood imaginait déjà un plan d’action, simple et rapide. Le tyran n’aurait pas la moindre chance de lui échapper.
— J’aimerais vous présenter une requête, murmura le cocher.
— Je t’écoute.
— Je vous ai donné totale satisfaction, n’est-ce pas ? Une prime supplémentaire me paraît justifiée.
— Tu n’as pas tort, reconnut Littlewood, et j’ai l’habitude de reconnaître les mérites de mes collaborateurs. Suis-moi, nous sortons par-derrière.
Une ruelle étroite, encombrée de déchets. Quatre dockers armés de barres de fer.
— Débarrassez-moi de ça, leur ordonna Littlewood en désignant le cocher. Qu’on ne retrouve pas le cadavre.
Belzoni hésitait encore.
À deux pas de la librairie, il faillit rebrousser chemin. Mais pourquoi reculerait-il ? Lors de la dernière réunion des Frères de Louxor, le Vénérable Maître lui avait souhaité bonne chance et donné une adresse et un nom en cas de nécessité.
L’Italien préférait se débrouiller seul et ne rien devoir à personne. Vu les circonstances, impossible de s’en tenir à cette ligne de conduite.
Une forte averse se déclencha, les parapluies fleurirent. Un client sortit de la librairie d’Oxford Street, Belzoni y pénétra. Elle abritait des milliers d’ouvrages et trois vendeurs zélés conseillaient les amateurs.
— Puis-je vous aider ? demanda l’un d’eux.
— Je désire parler à M. James.
— Désolé, il est occupé.
— Je ne suis pas pressé.
— Auriez-vous l’obligeance de me remettre une carte de visite ?
Belzoni donna au vendeur un exemplaire de son livre dédicacé au propriétaire de la librairie. Sa signature était suivie de trois points disposés en triangle.
— Monsieur Belzoni… Ravi de vous connaître ! Votre livre est un beau succès, les lecteurs sont passionnés. Quelles aventures vous avez vécues ! Je vous conduis au bureau du patron.
Empruntant un escalier en colimaçon, les deux hommes grimpèrent à l’étage.
— Patientez un instant, je vous prie.
L’attente fut brève, le vendeur introduisit le géant dans le bureau du libraire, un quinquagénaire alerte au grand front et aux yeux perçants.
La porte se referma.
— D’où venez-vous ? demanda James.
— D’un lieu hermétiquement clos où naît la lumière.
— Quel âge avez-vous ?
— Sept ans et plus.
— Savez-vous déchiffrer le secret ?
— Je ne sais ni lire ni écrire, mais nous partageons les lettres de la langue sacrée.
— Asseyez-vous, mon Frère. Heureux de vous accueillir.
Un vieux fauteuil gémit sous le poids du colosse.
— Quel est le nom de votre respectable loge ? demanda le libraire.
— Les Frères de Louxor.
Le libraire se gratta l’extrémité du nez.
— Ainsi elle existe vraiment… J’aurais parié le contraire ! En tout cas, elle n’a pas d’équivalent à Londres, et les autorités maçonniques ne la comptent pas parmi les loges régulièrement affiliées. Une telle indépendance n’est guère appréciée.
— Dois-je comprendre que vous appartenez aux hautes sphères ?
— J’ai cet honneur.
— Ma loge travaille dans le plus grand secret. Subsister en Égypte n’est pas une sinécure, et la police du pacha n’apprécie pas les esprits libres.
— Depuis votre arrivée à Londres, avez-vous fréquenté un atelier ?
— Je n’en ai pas eu le temps, confessa Belzoni. S’imposer ici n’est pas facile, et j’ai tenté de voler de mes propres ailes. Le Vénérable m’ayant donné votre nom, j’ai osé vous importuner.
— En dépit des rigueurs administratives, indiqua James, je ne suis pas hostile à certaines formes de recherches, en dehors des sentiers battus. Malgré l’hostilité de quantité de francs-maçons, je demeure persuadé que l’Égypte est notre mère spirituelle. La transmission des travaux de votre loge serait essentielle. Acceptez-vous d’en parler à des Frères intéressés, sous le sceau du secret ?
— J’accepte.
— Votre présence est un appel à l’aide. Qu’espérez-vous ?
— Une mission officielle en Égypte et un appui pour obliger le British Museum à m’acheter un extraordinaire sarcophage d’albâtre.
— Ce ne sera pas facile, et je ne vous promets pas d’aboutir.
— Mon avenir en dépend, affirma Belzoni.
— J’agirai au mieux, mon Frère. Vous n’appartenez malheureusement pas aux cercles d’influence, et je devrai déployer des trésors d’éloquence.
— Ma connaissance du terrain ne plaide-t-elle pas en ma faveur ?
— Certainement. Rendez-vous à la librairie mercredi prochain, dix-neuf heures. Je vous emmènerai à ma loge.